martes, 2 de diciembre de 2025

L’art d’intervenir justement : sans contraintes, sans fétichismes

 



Il m’arrive parfois, lorsque je parle en cours ou dans ces forums, de donner l’impression que je regrette des temps révolus. Ce n’est pourtant pas le cas. Il est vrai que je suis restaurateur d’architecture et que, par vocation, je convivois quotidiennement avec le temps historique ; mais mon regard professionnel ne naît pas du passé. Il naît du présent, de mon propre présent, du monde que je connais et dans lequel je vis aujourd’hui.
Au fil de ma trajectoire, j’ai découvert des affinités profondes avec ceux qui ont défendu une conception vivante du patrimoine. John Ruskin, malgré sa défense passionnée de la patine du temps, insistait sur le fait qu’un bâtiment est un organisme vivant, indissociable de la vie humaine qu’il abrite. Eugène Viollet-le-Duc, si éloigné de Ruskin sur tant d’aspects, pensait néanmoins depuis la fonctionnalité contemporaine : pour lui, restaurer signifiait rendre à une œuvre la « complétude » que son présent exigeait. Camillo Boito, puis Gustavo Giovannoni, introduisirent l’idée — essentielle pour nous — que le patrimoine n’est pas un fragment mort du passé, mais une présence active dans la ville contemporaine. Et Cesare Brandi, avec sa Teoria del Restauro, affirma avec une clarté admirable que l’œuvre d’art — et un bâtiment en fait partie — n’existe véritablement que dans la conscience de l’observateur actuel.
Ces visions, pourtant éloignées entre elles, convergent vers ce que j’essaie d’exprimer : tous les bâtiments qui existent aujourd’hui sont contemporains les uns des autres, qu’ils datent du XIᵉ ou du XXᵉ siècle, parce que nous pouvons y entrer, les habiter, les utiliser et y vivre. Seuls appartiennent au passé les édifices détruits ou démolis. Si nous sortons dans la rue, tous les êtres humains que nous croisons — nouveau-nés, adultes ou centenaires — sont contemporains entre eux. En architecture et en patrimoine, il en va exactement de même : ce qui existe et est tangible appartient au présent, et c’est depuis ce présent que nous devons intervenir.
À cette compréhension du temps construit s’ajoutent des réflexions plus récentes, comme celles de Françoise Choay, qui rappelait que la notion moderne de « monument historique » n’a de sens qu’inscrite dans nos cadres culturels actuels. Ou celles d’Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal, lauréats du Prix Pritzker 2021, qui ont démontré que l’architecture héritée — qu’elle ait dix ans ou cent — doit être abordée comme une ressource contemporaine au service de la vie contemporaine. Richard Sennett, depuis les sciences sociales, souligne lui aussi que l’espace construit est toujours une prolongation des formes de vie présentes.
Avec les technologies, le raisonnement est identique. Les catégories « traditionnelle », « nouvelle » ou « ancienne » ne m’intéressent pas. Ce qui m’intéresse, c’est leur adéquation. Cette approche rejoint la pensée de l’architecte et écrivain Bernard Rudofsky, lorsqu’il questionnait l’opposition entre « le vernaculaire » et « le moderne ». Elle correspond également aux réflexions de l’urbaniste Paul Virilio, qui rappelait que l’accélération technologique ne saurait constituer un critère de valeur en soi. Je préfère employer, dans chaque cas, la technique qui sert au mieux la mission donnée, pourvu qu’elle soit éprouvée et adaptée aux besoins réels du projet.
Je n’interviens jamais depuis la nouveauté, mais depuis la contemporanéité : une contemporanéité qui exige de répondre à des enjeux concrets avec les outils appropriés, sans servitudes, sans fétichismes et sans décisions dictées uniquement par l’éclat de ce que le marché technologique propose de plus récent. L’anthropologue Marc Augé l’a exprimé avec force à propos des « non-lieux » : un espace ne devient véritablement un lieu que lorsqu’il génère du sens et un usage. Pour cela, peu importe que l’outil soit centenaire ou qu’il ait été inventé ce matin.
C’est précisément l’objectif de cette publication d'aujourd'hui : apprendre à intervenir de manière adéquate, lucide et responsable. Parfois cette intervention nécessitera des technologies très actuelles ; d’autres fois, des techniques qui existent depuis des siècles. Ce qui importe n’est jamais l’âge de l’outil, mais sa pertinence, comme l’ont défendu les grands théoriciens de la restauration et comme le montrent les meilleurs professionnels de notre temps.
LC, Paris, décembre 2025

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